Ty & Alejandra

Le hasard est une loi qui voyage incognito.

Ma casquette enfoncée profondément sur le haut de ma tête, je me penche pour soulever un paquet de bardeaux que je charge dans le camion du contracteur. Je répète le manège à 17 reprises sous le soleil couchant avant de venir à bout du chargement laissé un peu plus tôt par les fournisseurs. Essoufflé, je me laisser tomber contre le bord du mastodonte et souffle un coup en passant une main sur le haut de mon front. « Et Merde, j’suis crevé » Mon boss arrive à mes côtés et m’assène un claque derrière le dos avant de me tendre une bouteille d’eau fraiche « ha-ha » Son rire tonitruant retentit dans tout le quartier tandis que j’arque un sourcil sceptique dans sa direction « La petite jeunesse n’est pas aussi invincible qu’elle veut l’croire han » Je souris, j’me dis que ça doit être la chose à faire, puis hausse simplement les épaules alors que le grand gaillard scrute le chantier. Ça faisait au moins un mois que le chantier était en cours, la maison en plein cœur d’Irish Channel n’était rien de moins qu’un tas de ruines à mon arrivée, maintenant, c’était une façade élégante de briques rouge qui nous apparaissait depuis le bout de la rue. Le terrassement avait été refait, le toit rénové, les fenêtres changées. J’avale une gorgée avant d’étouffer un bâillement dans le creux de mon coude. Je retire mon couvre-chef et passe une main entre mes mèches rebelles. Contrairement à mes recherches au sujet de mes origines, le chantier avait avancé pour finalement se conclure, c’était plus qu’une histoire d’un jour ou deux, question de débarrasser le terrain des matériaux et des outils. Le staff avait été réduit, et je sais bien que si j’avais été gardé dans le lot, c’est parce que le vieux Gabriel, mon voisin curieux, y avait mis son grain de sel. Je reste quelques minutes à tenir compagnie à Cedrik, mon patron et contracteur, alors qu’il me raconte ses dernières péripéties familiales. Apparemment, sa petite dernière s’était cassé un bras en voulant jouer à tarzan dans le vieux chêne de leur cours arrière. Le chien avait amené chez l’véto parce qu’il était plein de puces. Sa femme avait perdu son alliance dans l’évier en faisant la vaisselle, ce qui l’avait mené à démantibuler le plomberie complète de la cuisine afin d’la retrouver.

C’est avec un certain soulagement que je prends mon congé et que je grimpe dans les vieux pick-up blanc et rouge de mon voisin. Je jette ma casquette contre le siège passager et retirer mon t-shirt souillé avant de fouiller dans mon sac sur la banquette arrière à la recherche de quelque chose de propre. Je déniche une chemise en flanelle, l’enfile, la retrousse au niveau des coudes, puis finis par démarrer le moteur. Un vrombissement inquiétant se fait entendre et quelques secondes d’incertitude s’écoulent. Finalement, j’enclenche la marche avant dans l’idée de rentrer chez moi, dans mon p’tit appartement de Trémé.

Hagard, je conduis sans réellement porter attention à la route choisie, au rythme d’un air de Gerry Mulligan. Mes doigts pianotent contre le volant lorsque je reviens à la réalité. En fait, mécaniquement, j’avais emprunté la route qui menait au Bayou. La végétation était à présent plus dense, et l’odeur des marécages m’accueille en faisant naître un petit picotement dans ma gorge. J’avais envie de la voir, en fait j’en avais besoin. Une passion violente, inquiétante, me poussait dans sa direction, je refuse qu’elle me repousse, je persiste. C'est pourtant pas mon genre. Je me tiens loin des gens, loin des sentiments. « C’que t’es con… » Ma voix résonne étrangement dans l’habitacle de l’engin alors que je dirige le véhicule vers la droite alors qu’apparait l’imposant panneau annonciateur des Jardins. Je soupire, à la fois heureux et perturbé. C’est Cedrik qui dirigeait les rénovations du centre botanique, il m’avait accepté parmi l’équipe sans que je n’ai à lui demander. J’avais rencontré Alejandra. J’sais pas trop ce qui s’était passé ensuite. Les pensées se bousculent dans ma tête alors que d’un geste un peu trop brusque, j’éteins la radio. Je me gare dans la section réservée aux visiteurs et coupe le contact avant d’ouvrir la portière et de sauter sur le sol. Je verrouille et passe l’entrée sans soucis : on me connaissait. Les yeux rivés contre le sol, les mains enfoncées dans les poches de mon jeans troués par endroits, je sillonne les sentiers et les sections des jardins un bon moment avant d’apercevoir la silhouette élancé d’Alejandra appuyée contre un arbre. Je m’arrête un instant, à la fois apeuré et heureux…Drôlement heureux…Un peu comme à chaque fois. Je tire contre ma chemise d’homme des bois, tente d’effacer quelques tâches de poussière sur mon pantalon, puis foule finalement le sol jusqu’à elle…  « hey… » Je me laisse glisser contre le tronc à ses côtés en appuyant ma tête contre l’arbre derrière moi. Je ferme les yeux quelques secondes en allongeant les jambes « …j’avais…pas de tes nouvelles » Presque repentant, tel un gosse qui aurait été pris en flagrant délit, j’avais ouvert les yeux afin de la regarder, m’excusant presque de ma présence.

Ty & Alejandra

Le hasard est une loi qui voyage incognito.

Quand j’étais ado, révolté et indécis, à cette époque où on cherche à savoir qui ont est par l’entremise des autres, Mathilda me répétait sans cesse que le cœur a ses raisons que la raison elle-même ignore. D’la belle connerie que je me plaisais à dire. Aujourd’hui, je me surprends à lever les yeux vers le ciel aux teintes orangés, c’est dix ans plus tard que je comprenais où elle avait voulu en venir. Vaut mieux tard que jamais. Je sais pas trop ce que je suis venu chercher ici, ni même ce que je m’attends réellement à trouver, ce que je sais par contre, c’est que j’ai bien trouvé quelque chose dans cette ville.  D’un côté ce n’est pas tant surprenant, de son vivant, Mathilda avait toujours su ce qui était bien pour moi, même lorsque je ne voulais rien entendre…Si elle m’avait laissé les brides de ses recherches, c’était qu’elle savait que je devais changer d’air. C’est con, je me sens terriblement sot, mais cette ville, son ambiance, son essence, sa musique, ses gens, c’est comme si j’étais chez moi. Zac s’était bien foutu de ma gueule lorsque je  lui en avais glissé un mot. Ça m’apprendra à lui parler tout court aussi, je devrais me contenter de descendre des bières avec lui, devant un match de Foot. Je secoue la tête, chasse ces pensées que je ne suis pas prêt à affronter, puis foule les sentiers du jardin botanique à la recherche d’une des personnes que j’avais trouvé sans pourtant chercher. La vie est drôlement faite.

C’est appuyé contre un arbre, un livre sur les genoux que je la découvre. Je m’annonce brièvement, me laisse tomber à ses côtés. Les bras croisés contre mon torse, je fixe le panorama devant moi, me mords l’intérieur de la joue : elle était disparue de la circulation depuis plusieurs jours, silence radio…Je la savais indépendante, ça me plaisait d’une certaine façon, un peu comme son impatience et son ambition, mais cette fois…J’avais l’impression qu’elle tâchait de me repousser. Ça n’aidait pas le fait que j’me sentais comme un gosse à ses côtés. Son soupire  m’amène finalement à la regarder. Elle se rapproche de moi, et je ne bronche pas. « Salut toi ! » J’arque un sourcil « mphm » fidèle à moi-même. « Je suis désolée, j'ai eu pas mal de boulot… mais j'en ai pas eu non plus... » J’ai cru qu’elle avait besoin de temps…D’espace. Je grommelle, ce que les femmes sont difficile à cerner. Elle s’approche de moi, m’embrasse, je la retiens un moment ma main derrière sa nuque, puis elle s’écarte. « Je suis désolé Ty, j'aurais dû prendre du temps pour toi » J’hausse les épaules feignant une fausse désinvolture « non…ça va…» J’esquisse un mince sourire en passant ma main contre ma barbe de quelques jours, je m’étais un peu négligé cette semaine. « J’sais que t’es…occupée » Deux gamins, un boulot, des factures à payer…L’idylle avec le petit étranger passait forcément au dernier rang. Je lève mon bras, le passe par-dessus ses épaules. « Comment vas-tu ?  Tu as l'air fatigué ! » J’étouffe un bâillement comme pour lui donner raison, puis hoche la tête de haut en bas. « J’vais bien…Le chantier a été  intense cette semaine…avec les nuits au bar… » Je fais craquer ma nuque alors que la douleur dans mes muscles s’éveille : les haut et les bas d’un travail physique. « Puis… » Je grimace en passant ma langue contre mes lèvres « Avec Nash & Jay à l’appart j’t’en train d’virer fou… » C’est sans compter les apparitions quotidienne de Zac qui semble penser que mon frigo est un libre-service mis à son entière disposition. Je baisse les yeux vers Alejandra, je lui avais un brin parlé de l’arrivée de mes deux Frères de Foyer. Zac avait cette drôle d’idée de me surveiller afin que je ne me foutre pas dans de sales draps alors que Jay avait besoin d’aide, une aide que je ne suis pas certain de pouvoir lui donner. Lui, il avait fui Chicago, mais en même temps il avait fui ses emmerdes. Le fait est que j’ai jamais pris soin de personne de ma vie…Je serais incapable de prendre soin d’un poisson rouge sans le faire crever. C’est clairement pas ma colocataire à deux doigts de la folie qui arrange le coup. « Et j’te parle même pas de Zac… » J’avais levé mon entre main en direction de ma tête afin de faire tourner mon index en rond, histoire de dire que le gars est carrément timbré. Je souris, puis l’avise du bout de mon menton « Toi ça va..t’as l’air…bien » Ce n’était pas un reproche, mais presque… Du bout des doigts je me saisis du livre qui trônait sur ses genoux et le lève afin d’apercevoir la couverture « qu’est-ce que tu lis.. »

Ty & Alejandra

Le hasard est une loi qui voyage incognito.

Le ciel perd tranquillement sa teinte orangée pour un bleu qui tend vers la nuit. Mes muscles se détendent un brin alors que Alejandra prend place contre moi. Silencieux un moment, je me surprends ensuite à lui reprocher son silence des derniers jours : notre silence. J’ai l’impression d’être dans la tête d’une femme, un peu plus puis je me frapperais le crâne contre un mur histoire de me remettre les idées en place. Ça doit être la fatigue qui me fait perdre mes sens. Elle me présente ses excuses, je me sens soudainement bien con, puis tente de me reprendre : je le sais occupée, prises par ses obligations familiales… « Ouai...... » Son acquiescement reste en suspens un moment, j’ai comme l’impression que quelque chose aurait dû être ajouté, mais rien ne l’est. Je me mors l’intérieur de la joue, craignant d’avoir merdé : une habitude chez moi. Je pianote nerveusement contre ma cuisse, appuyant ma nuque contre le tronc d’arbre derrière nous. Sale histoire.

Malgré l’apparent malaise qui m’donne envie de m’enfuit à toutes jambes comme un fuyard de merde, un semblant de discussion prend place alors qu’elle se renseigne sur mon état. Selon ma colocataire, sacrée Nash, j’ai l’air d’une espèce d’homme de Cro-Magnon. Lorsqu’elle me l’avait dit, je lui avais balancé l’une de mes bottes de travail à la figure, lui soulignant qu’elle, elle ressemblait à un cure-dent monté sur des échasses…Elle avait été offusquée, m’avait fait la tête pendant au moins trois minutes (trois minutes de paix intense). Je passe ma main contre ma barbe, j’avais un peu négligé mon apparence au cours de la semaine, pas que j’y ai déjà réellement porté attention…Je m’étais laissé aller, comme si mon apparence reflétait mon état d’esprit embrumé. Jay, Clémence, Zac…Mon boulot, ma musique, mes inquiétudes, mes recherches. Moi habituellement si léger, si peu tourmenté, aujourd’hui, je suis comme une femme en pleine crise de la quarantaine. J’ai presque envie de rire de ma gueule à m’entendre lui raconter mes soucis, mes emmerdes. Elle ne rit pas, ne minimise pas ma situation, elle sourit plutôt avant de s’adresser à moi sur un ton de réconfort. « Il faut que tu prennes aussi du temps pour toi et faire ce que tu as envie de faire... Tu as qu’à les laisser en plan un petit moment... » Je frotte mes paupières du bout de mes doigts en laissant échapper un très faible éclat de rire « Ce que j’ai envie d’faire… » j'ai envie de commettre un meurtre…Peut-être deux même. « J’pense pas que ce soit une bonne idée » Je tourne la tête vers Alejandra en arquant un sourcil tout de même révélateurdu fond de ma pensée « Quoique… » Je me penche vers elle, lui embrasse doucement le creux de la nuque avant de déposer mes lèvres contre les siennes, avec ardeur. Je me recule, un mince sourire à la commissure de mes lèvres avant de pointer mon menton dans sa direction : et toi ça va?. « Moi.. ça va... » Ma tête s’hoche de haut en bas, bien.

Le ciel prend finalement des teintes de plus en plus foncées alors que je me saisis du bouquin qui trainait devant elle. Je n’ai jamais été un grand lecteur, quelques BD lorsque j’étais gosse…C’était pas mal tout…Je n’ai jamais été très malin…Ni très brillant. Toujours préoccupé par la musique, j’avais échoué plus de fois que je n’ai de doigts pour compter…Avec du recul, je ne sais même pas comment j’ai pu obtenir mon diplôme il y a près de dix ans de cela : un élan de pitié de la part du directeur? J’interroge la femme au sujet de la brique qui trône maintenant entre mes mains, lisant en diagonales la quatrième de couverture. « C'est un thriller mais ne me demande pas de te dire de quoi il parle, car même si je l'ai commencé, on ne peut pas dire que j'étais réellement dedans.... » Je laisse tomber le livre par terre, souris, amusé, puis arque un sourcil en sa direction « ah bon… » le sous-entendu est probant. « Faudrait exercer ta concentration… » Je redeviens sérieux « C’est important… » Je me penche vers elle, glisse ma main sous son t-shirt la fait remonter jusqu’à sa poitrine. À deux centimètres tout juste de son visage « On pourrait peut-être aller s’exercer… »… J’l’ai déjà dit : cinq jours sans nouvelle…C’beaucoup.

***

On rit comme deux gosses, deux adolescents, courant vers la bagnole empruntée à mon voisin stationnée un peu en retrait. Le parking est vide, l’heure tourne. J’ouvre la portière arrière, elle monte avant moi. Un claquement sonore retentit derrière moi alors que la porte se referme. Mes lèvres s’emparent de celle de madame Bradford, alors que mes mains font remonter son chandail au-dessus de sa tête.